Revoir les modèles des réseaux sociaux

Écrit par Éveline Olivier le 16 octobre 2024

Photo par Christian Keybets sur Unsplash. Photo par Christian Keybets sur Unsplash.

Dans un article publié dans La Presse en septembre dernier, Alain McKenna présente divers réseaux sociaux, dits «meilleurs», créés comme alternatives répondant à des besoins qui ne sont pas, ou plus, comblés par les plateformes actuelles. L’acquisition de X (autrefois Twitter) par Elon Musk en octobre 2022 et le blocage médiatique de Meta au Canada en août 2023 semblent avoir affecté la manière dont les utilisateur.rice.s perçoivent ces réseaux, ces événements devenant catalyseur du développement d’options plus adaptées. 

Miser sur les petits groupes

En jetant un œil sur l’offre actuelle de réseaux sociaux, l’on se confronte à une  hégémonie formée d’emblématiques géants, Facebook et Instagram (Meta), Youtube (Google), LinkedIn (Microsoft), TikTok (ByteDance) et X pour ne pas les nommer. Certain.e.s expert.e.s réfèrent à ces réseaux dits mainstream en les qualifiant de Dark Forest, théorie d’abord présentée par Yancey Strickler en 2019. Cette forêt sombre de l’internet, peuplée de prédateurs (les publicitaires, les trolls, les faux comptes, etc.), causerait le mutisme d’utilisateur.rice.s qui n’osent pas prendre position dans ces espaces, préférant se réfugier vers des lieux privés, dits « souterrains», pour s’exprimer.  « Pour survivre, les animaux restent silencieux ». 

Ainsi, lorsque l’on observe où ces gens qui restent silencieux sur les plateformes telles Facebook et X, s’expriment, il est possible de découvrir un écosystème vibrant sous cette forêt sombre. Ces individus se rassemblent en petits groupes dans plusieurs espaces de discussion, plus intimes et près de leurs intérêts, que ce soit sur Discord, dans un canal Slack, via une infolettre ou au sein de groupchats. Ces espaces formeraient le Cozy Web, terme désigné par Venkatesh Rao de manière complémentaire au Dark Forest Theory. Ce concept désigne un espace mené par de petites communautés où il serait possible pour des personnes ayant des intérêts et des opinions communs d’échanger par le biais de « flux de discussion » non filtrés pas des algorithmes et à l’abri d’intérêts capitalistes et politiques. Ces endroits accueillent des discussions, mais deviennent aussi des lieux de partage d’informations et de nouvelles. Ils permettent une connectivité accrue entre les utilisateurs et un plus grand respect de la vie privée, actuellement minée par l’utilisation des données opaque des grandes plateformes. 

Ce mouvement privilégiant les petits groupes et un esprit de communauté percole dans la création de réseaux sociaux qui divergent de l’offre mainstream. Le Front Porch Forum (FPF) représente un exemple « à succès » de réseau misant sur une approche de groupe restreint. Lancée au Vermont en 2006 dans une optique communautaire, FPF est d’abord créée pour permettre une cohésion au sein de voisinages. Le réseau regroupe aujourd’hui une multitude de forums locaux permettant aux gens d’une même communauté d’échanger. La modération du contenu et l’identification par adresse civique requise contribuent à la création d’une communauté où l’absence d’anonymat favorise le sentiment de confiance.  

Au Canada, Village Media, une entreprise ontarienne spécialisée en journalisme communautaire, a développé Spaces, un réseau social qui sera lancé d’ici la fin octobre. Dans une approche similaire à FPF, Spaces propose la création de communautés menées et modérées par des hôtes locaux bénévoles. Au sein de celles-ci, plusieurs espaces seront créés pour partager de l’information d’actualité en fonction des intérêts des utilisateur.rice.s. Le réseau social souhaite donc inclure des fonctionnalités similaires à celles des grandes plateformes en misant sur la création d’un engagement permis par les regroupements locaux et la modération humaine. 

Revoir les modèles d’affaires

D’autres initiatives tentent de reproduire un réseau social dont le format s’inspire des géants présentement en place, mais dont le modèle d’affaires diverge de l’approche capitaliste. C’est d’ailleurs ce que propose le réseau social La nouvelle place, de son titre de travail, en adoptant la forme d’une coopérative de solidarité qui, selon son idéateur Steve Proulx, représenterait une innovation en termes de modèle d’affaires. Les utilisateurs auront ainsi l’opportunité de devenir membres, obtenant un vote et pouvant exercer un pouvoir stratégique sur la gestion de la plateforme, notamment sur la manière dont les algorithmes seront développés. Le projet qui devrait être lancé en 2026 se veut une «initiative citoyenne» sans but lucratif qui amène à revoir la manière dont on pense les réseaux sociaux. 

Officiellement constituée le 27 août dernier, la coopérative se positionne d’abord comme répondant au besoin créé par le blocage des nouvelles par Meta, en souhaitant mettre de l’avant une première version sous forme de réseau social d’actualité, à la manière de X. Dans un deuxième temps, l’idéal derrière cette initiative est la création d’une « place publique », un réseau social qui favorise le « bien commun ». Dans une présentation du projet, Steve Proulx décrit la Nouvelle place comme un projet de société. Pour ce dernier, « les réseaux sociaux sont trop importants pour être laissés au marché », ces plateformes impactant notre vision du monde. Le développement d’algorithmes de visibilité transparent, une modération humaine et une gestion prudente des données des utilisateurs comptent parmi les priorités du projet. 

La nouvelle place bénéficie de la contribution de multiples experts et est attendue par plusieurs. En effet, le réseau reçoit l’appui de joueurs importants, notamment de Télé-Québec et du ministère de la Culture et des Communications. 

Quelle place pour ces nouveaux réseaux sociaux?

Le succès de ces plateformes dépendra d’une part de la volonté des utilisateur.rice.s à y adhérer. Toutefois, comme le souligne dans un article la professeure agrégée de l’Institut de communication, de culture, d’information et de technologie de l’Université de Toronto, Bree McEwan, « les gens ont-ils envie d’utiliser une autre plateforme de médias sociaux? ». La fatigue des utilisateur.rice.s ne saurait-elle pas freiner l’adoption d’une énième plateforme? L’engagement créé par ces réseaux pourrait répondre à cette question, comme il est possible de l’observer par le cas du FPF. Ainsi, le développement et la multiplication des petites alternatives communautaires pourraient-ils signifier la fin de la sombre forêt des GAFAM? 

Le financement de ces réseaux reste aussi un élément primordial pour assurer leur fonctionnement et leur pérennité. Plusieurs alternatives présentées sont sans but lucratif et dépendent à la fois de subventions, de dons, de commandites, de publicités et de montants versés par les utilisateur.rice.s. Les bailleurs de fonds détiennent ainsi un pouvoir par le versement de sommes vitales pour alimenter les activités, ce qui ne réussit pas à éliminer l’influence politique et économique qui affectent les réseaux sociaux. Il est à se demander comment ces projets réussiront à réellement refléter les besoins de leurs utilisateur.rice.s en conjuguant avec les pressions des agendas des entités impliquées dans leur soutien.


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