La société du loisir 2.0

Écrit par Marianne Richard le 1 mai 2024

Photo par Reza Bina sur Unsplash.

Dans une entrevue de 1966, le sociologue français Joffre Dumazedier, à qui l’on doit en partie le concept de « société du loisir », revendique le droit à la paresse, le droit de s’amuser et le droit d’être heureux. Si ces « droits » ne surprennent plus, l’idée d’encourager le fait d’avoir des loisirs chez toutes les franges de la population est encore très récent et fortement tributaire de la réduction de la charge de travail amenée par les développements technologiques des deux derniers siècles.

Les effets de la deuxième révolution industrielle, débutée au tournant du XIXe siècle, se répandent à partir des années 1900 dans l’ensemble des sphères industrielles et permettent, grâce à la mise à profit de nouvelles sources d’énergie (électricité, pétrole, gaz) de réduire considérablement le nombre d’heures de travail nécessaire pour accomplir la même charge. Pour la première fois, on imagine qu’une société moins centrée sur le travail, où tous et toutes peuvent profiter de temps de repos et de loisir à profusion, est à portée de main. Et pourtant, près de 60 ans après les promesses de cette société du loisir, rien ne saurait être plus éloigné de cette utopie. Certes, les heures de travail ont diminué ; la moyenne d’heures de travail par année au Québec est passée de 2 059 au tournant des années 60 à 1 686 en 2022, une diminution de près de 20%. Mais qu’en est-il de la charge mentale? 

Entre l’automatisation, la numérisation grandissante et la troisième révolution industrielle, introduisant notamment les télécommunications et internet, les emplois se sont encore et toujours complexifiés. En 2023, la firme Robert Half avançait que près de 40 % des personnes sur le marché du travail au Canada étaient au bord de l’épuisement professionnel, les jeunes de 18 à 34 ans étant les plus à risque. On accuse notamment la trop grande charge de travail (surtout la charge mentale dépassant souvent le descriptif de tâches), le manque de communication et de soutien de la part de la direction ou encore les outils et les ressources insuffisantes pour bien performer.

Cette véritable épidémie du burn-out est-elle vraiment une fatalité, la suite logique de l’évolution capitaliste ? Pas selon certains techno-optimistes, qui croient que l’IA, l’internet des objets et la robotique amèneront enfin la panacée à ces semaines de travail trop chargées pour une réelle renaissance de la société du loisir !

Toutes ces technologies sont la clé d’une automatisation massive des activités de travail, à une échelle inégalée dans l’histoire humaine. Les estimations varient grandement entre les secteurs et les situations géographiques, mais les plus audacieuses estiment que 90% des emplois pourraient être partiellement et dans une plus petite proportion complètement automatisés d’ici 2030. Pourquoi une aussi grande proportion d’emplois ? C’est parce que pour la première fois, ce ne sont pas que les emplois demandant une faible charge cognitive qui sont menacés ; les emplois nécessitant des facultés cognitives complexes et s’étant toujours crus à l’abri de l’automatisation par le passé sont maintenant aisément reproductibles par des IA génératives avancées. En date d’aujourd’hui, les professions de juge, ou encore de médecin pourraient être en grande partie automatisées – c’est donc davantage l’acceptabilité sociale envers le fait de remettre des domaines comme la santé ou la justice entre les mains d’algorithmes aveugles qui freine ces avancées. 

Alors qu’est-ce qui se passe, une fois que les robots ont vraiment « volé nos jobs » ? Certains avancent qu’un interventionnisme étatique massif sera nécessaire pour structurer cette nouvelle société post-travail, et des principes comme le Revenu de base (Universal Basic Income ou UBI en anglais) sont évoqués comme des pistes de solution pour permettre à toutes et tous de profiter de l’accumulation de capital supplémentaire générée par cette nouvelle main-d’oeuvre infatigable. 

De l’autre côté, ne nous méprenons pas : ces développements technologiques semblent déjà l’apanage d’intérêts privés, n’ayant guère d’incitatif à partager les fruits de l’automatisation. Déjà, en 1867, Karl Marx écrivait : « Ce n’est plus le travailleur qui emploie les moyens de production, ce sont les moyens de production qui emploient le travailleur. » Et si l’automatisation, loin de nous assurer cette société du loisir 2.0, nous asservissait plutôt à des tâches abrutissantes, comme de la surveillance et du maintien, continuant à nous aliéner toujours davantage? Portrait un peu moins reluisant… 

Toutes ces nouvelles technologies en sont encore à leurs balbutiements et possèdent réellement le pouvoir de transformer la façon dont nous organisons nos vies. Mais pour éviter des dérives dystopiques, il est primordial d’encadrer le développement des prochaines années. Peut-être serait-il pertinent de ramener au premier plan le premier principe de La déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle :  « Le développement et l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) doivent permettre d’accroître le bien-être de tous les êtres sensibles. »


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