Micropaiements: Transactions et interactions

Écrit par Éveline Olivier le 15 mai 2024

« Les services d’écoute en ligne font le plein d’utilisateurs, mais de plus en plus doutent de la viabilité de leur modèle d’affaires », rapportait Étienne Paré, journaliste au Devoir, en février 2023. Cette remise en question des stratégies de rémunération se répète chez divers médias numériques, qui  traversent une période de changement de leur modèle de monétisation, caractérisée par la diversification. Les grandes plateformes de diffusion audiovisuelle, telles Netflix et Amazon Prime, proposent des options d’abonnements payantes tout en bénéficiant de revenus publicitaires. Les compagnies de jeux vidéo vendent leurs produits ainsi que des abonnements permettant aux utilisateur.rice.s de détenir des avantages. Les boîtes de production de balado allient revenus publicitaires, dons du public et abonnements. La diversité des approches et la construction d’un portefeuille garni de méthodes variées semblent donc prédominer dans l’établissement de stratégies de rémunération. 

Parmi les diverses approches employées, certaines sont axées sur la relation entre les personnes créatrices et leur public, par exemple, les micropaiements. Ces derniers sont des transactions de petites sommes entre l’utilisateur et le créateur, qui tendent à représenter des revenus considérables par leur accumulation. Aussi appelés microtransactions, leur utilisation est actuellement plus marquée dans l’industrie du jeu vidéo depuis l’arrivée des jeux connectés à Internet, où des items payants, tels des avantages ou des accessoires, sont souvent rendus accessibles aux joueur.euse.s par une transaction directement via l’interface du jeu

Le développement du Web3 devient un vecteur indéniable dans l’utilisation des micropaiements, sa décentralisation rendant possible le pair-à-pair (P2P) et son interopérabilité permettant l’achat de contenu et sa consommation sur une variété de plateformes. Les transactions sans intermédiaire P2P participent aussi à la création d’un lien plus fort entre les créateur.rice.s et leur clientèle, celle-ci pouvant rétribuer ses artistes favori.te.s de manière directe. L’absence de tierce partie représente aussi une économie, en supprimant les marges de profit des intermédiaires. 

Si cette méthode représente un accès à des revenus supplémentaires pour les créateur.rice.s, sans frais associés à un intermédiaire, la barrière technologique du Web3 ralentit son adoption. Pour accéder à l’achat d’un produit d’un créateur, l’utilisateur doit bien souvent posséder un portefeuille de cryptomonnaies. À la fin de l’année 2023, environ 580 millions de personnes détenaient des cryptomonnaies, mais la complexité de ces technologies ainsi que la grande volatilité de ces monnaies font qu’une percée grand public demeure encore très hypothétique. 

Les micropaiements s’inscrivent tout de même dans une tendance, la croissance de leur utilisation étant estimée à environ 10% pour la période de 2022 à 2030, soutenue par la popularité du jeu vidéo, et plus particulièrement du modèle free-to-play (F2P), permettant d’accéder gratuitement à un jeu. Le F2P axe sa stratégie de monétisation sur la vente d’items et d’avantages par microtransactions. Ce modèle génère aujourd’hui près de 80% des revenus des jeux vidéo, son succès étant attribuable à la passion des joueur.euse.s envers le produit. 

La question d’adhésion au modèle d’affaires ne semble donc pas uniquement liée à l’adoption de nouvelles technologies, mais aussi à la propension des utilisateur.rice.s à payer par affection pour le produit. L’engouement sous-jacent de la fan culture explique notamment le succès de l’approche de microtransactions au Japon, où le modèle se répand plus loin que le jeu vidéo. Les utilisateur.rice.s vont par exemple, jusqu’à débourser pour accéder à du contenu exclusif de leur groupe de musique préféré. Ce comportement tend toutefois à se reproduire ailleurs dans le monde et sous d’autres formes, notamment dans la baladodiffusion et les plateformes d’écoute de musique. Dans ces secteurs, ces transactions permettent une interaction entre les utilisateur.rice.s et les créateur.rice.s, pouvant dépasser la passivité pour développer un engagement. Cet attachement peut être garant d’éventuelles transactions, solidifiant ce modèle d’affaires. Les microtransactions viennent ainsi combler ce besoin de connexion entre un.e créateur.rice et son public, l’intimité de l’échange étant actuellement affectée par le rôle tiers des plateformes de streaming dans la consommation. 

La possibilité d’acquérir des items en cours de jeu pour en améliorer l’expérience semble centrale au succès des microtransactions dans l’industrie du jeu vidéo. Ceci n’indique pas nécessairement que seul le jeu vidéo peut bénéficier de ces revenus par sa forme, mais que les autres industries pourraient devoir s’adapter, et que notre perception de leurs produits devra évoluer pour permettre l’établissement plus solide de ce modèle d’affaires.

Par exemple, dans l’industrie musicale, le développement d’interfaces intuitives pourrait permettre une consommation de manière similaire au streaming, mais où chaque écoute correspondrait à une transaction équivalente à une fraction de la valeur de l’œuvre et ne nécessitant pas la possession d’un portefeuille de cryptomonnaies. Certaines entreprises développent des approches de microtransactions, telle Share, créée par Formless, qui propose un modèle de distribution musicale ancré dans une blockchain. 

Les microtransactions représentent un potentiel dans les industries créatives numériques, où les artistes cherchent ultimement à partager leur produit auprès d’un public qui les rétribue. Cette stratégie de monétisation pourrait éventuellement être utilisée comme moyen généralisé de paiement avec la démocratisation du Web3, assurant une efficacité par l’élimination d’intermédiaire et offrant un éventail de possibilités de revente avec la possession d’items numériques. 

Il est intéressant de souligner comment le développement de ce modèle de monétisation mise sur la relation entre les parties prenantes, favorisant la dimension « humaine » de l’échange de pair-à-pair. Pour ceux craignant la déshumanisation des interactions par les développements technologiques, cela porte à réfléchir à ce que le Web3 nous permettra d’accomplir, non seulement en termes d’efficacité, mais également d’un point de vue relationnel.


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